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Avant l'attaque

"L'ESCOLO DOU BOUMBARDAMEN" OU LE JOURNAL DE TRANCHÉES DES FÉLIBRES DU FRONT.

Chapeau
Le 31 janvier 1915 naissait entre Meuse et Meurthe-et-Moselle un étonnant journal de tranchées, organe de liaison des félibres plongés dans l’horreur du premier conflit mondial. Son nom : L’Echo du Boqueteau – L'Ecò dóu bousquetoun. Ce petit canard fondé sous les obus par la bien nommée Escolo dou Boumbardamen oscille entre humour, mélancolie, témoignages et poésie vibrante.
Corps
La Une, en janvier 2019
A la Une, en janvier 2019
A la Une, en janvier 2019

Le Museon Arlaten conserve un corpus de 111 numéros dont la mise en ligne prochaine viendra compléter le travail de la Bibliothèque nationale de France et d’Occitanica (70 numéros numérisés au total) qui ne permettait pas, à ce jour, de lire des journaux de 1915 (notamment le numéro 1) ou de 1918. Ces « paroles de poilus » - là ont un accent particulier pour le Museon : elles sont tirées d’un journal de tranchée dont les rédacteurs avaient adopté comme bravache devise, sonore clin d’œil à Mistral, « Lou canoun me fai canta » (le canon me fait chanter).

Journal de fortune et d’infortunes

L’Echo du boqueteau se révéla à la fin de la grande hécatombe comme l’un des plus réguliers et prolifiques journaux de soldats. En décembre 1918, à l’heure de la dissolution de la rédaction, on comptabilisait 322 numéros et  1634 pages publiés. Le journal avait cessé d’être bilingue en mars 1916 pour proposer deux éditions distinctes, en provençal et en français, avec des croisements de temps à autre. Une édition en vellave (beaucoup de ces félibres venaient du Puy en Velay, dont l’initiateur de la revue Albert Boudon-Lashermes) vit également le jour en 1917.

Numéro de Noël 1915
Numéro de Noël 1915.
Numéro de Noël 1915.

Le journal était réalisé et polycopié avec les moyens du bord, au son du canon. Faut-il parler de l’hécatombe qui frappa sa fragile cohorte de rédacteurs, poètes, rimeurs, blagueurs, pasticheurs, versificateurs, illustrateurs… ? Lisons le récit presqu’irréel, à la fois Iliade et Odyssée, que fit de cette histoire André Charpentier dans son « Livre d’Or des journaux du front -Feuilles Bleu horizon » (1935) :

« L’Écho du Boqueteau, toujours polycopié, fut tiré tout d’abord à Mandrès aux Quatre Tours, puis dans les tranchées, devant Saint-Baussant, où les bureaux du journal furent incendiés ; à Broussey, où les Boches bombardèrent " l’hôtel " de L’Écho et le brûlèrent de la cave au grenier ; à Maison Brûlée, où le journal donna des concerts. L’offensive de Champagne les interrompit ; le régiment partit pour Tahure où le canard parut dans les bois, comme il put ; puis retour en Woëvre. L’Écho du Boqueteau s’installa dans les ruines de la cure, à Bouconville. Là, l’artillerie ennemie jeta deux 105 dans la cheminée à moitié détruite et l’acheva. L’offensive de Verdun chasse de la cure, au printemps de 1916, L’Écho qui doit transporter son matériel au Mort-Homme, où, le 10 juillet, un 210 décima la rédaction et expédia le rédacteur en chef sur un brancard à l’hôpital canadien de Saint-Cloud.

Néanmoins, le journal parut ensuite à la Cote 304, à Esnes, au Bois Bourru, à Chattencourt, pendant neuf mois. Le printemps de 1917 le vit à Avocourt ; puis ce fut le repos en Alsace, où le nouveau rédacteur en chef fut tué. Mais on retrouve L’Écho du Boqueteau, le 27 mai 1918, au Chemin des Dames, où le régiment fut anéanti : le colonel tué ; quant à la direction, elle se réduisait à quatre rescapés. C’est à ce moment que les survivants furent versés dans une unité bretonne où L’Écho vécut jusqu’à l’armistice. »

Et Charpentier de conclure, bien dans l’esprit de ce fier journal : « L’Escolo dou Boumbardamen et L’Écho du Boqueteau furent solennellement dissous le 18 décembre 1918, au cours d’une fête où l’on dansa une bourrée endiablée, puis toute l’assistance entonna " La Bergiero" ».

28 juin 1916
28 juin 1916
28 juin 1916
19 mai 1916
19 mai 1916
19 mai 1916
Une du 10 octobre 1915
Une du 10 octobre 1915
Une du 10 octobre 1915
Une du 24 mars 1916
Une du 24 mars 1916
Une du 24 mars 1916
Une du 17 avril 1916 (special Sainte-Estelle)
Une du 17 avril 1916 (special Sainte-Estelle)
Une du 17 avril 1916 (special Sainte-Estelle)
Avant l'attaque
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Vibrantes archives

Marius Jouveau, Capoulié du Félibrige de 1922 à 1941 (comme plus tard son fils) participa intensément à cette aventure éditoriale. Un chapitre entier de son ouvrage La Flour au Casco, publié en 1919, est consacré à L’Escolo dóu Boumbardamen et à L’Echo du Boqueteau. Il nous donne, de l’intérieur, un témoignage lumineux sur ce qui aurait pu sans cela passer pour une glaçante descente aux enfers : « L’École du Bombardement fut, pendant la guerre, la société des félibres et méridionaux égarés sur le front. Grâce à la fondation de cette école, nous avons pu faire toute la campagne en forme, confiants et joyeux ; car il n’y a jamais eu de problèmes ou de massacres qui aient pu nous empêcher de faire nos joyeuses félibrées et de publier notre curieux bulletin : L’Écho du Boqueteau.

Le premier qui eut l’idée de ce groupement était un bon félibre du Puy-en-Velay : Albert Boudon-Lashermes qui était sergent-major au 286ième de ligne. Il rassembla d’abord dans son régiment tous les hommes qui voulaient éviter l’abrutissement, le dégoût ou l’ennui, en occupant leur esprit, les jours de repos, par des divertissements sains et intelligents. Cela se passa en Janvier 1915 dans les tranchées de Remières (…) il y avait de nombreux peintres, musiciens, chanteurs et poètes venus du nord de la France. Mais à ceux-là, Boudon eut tôt fait de placer dans leur cœur l’amour du provençal et de la Provence. Et, quand je me trouvai pour la première fois parmi cette charmante compagnie, le 2 septembre 1915, j’entendis tous ces gens du nord chanter la Coupo Santo avec un enthousiasme émouvant. C’est à cette époque que l’école prit une orientation nettement félibréenne …Il faut que je vous dise quel banquet nous fîmes et combien nos chansons retentirent ce jour là, pendant que les boches envoyaient sur notre village des pastilles Valda à guérir les rhumes immédiatement. » 

Poème de Francis Pouzol
Poème de Francis Pouzol, février 1916.
Poème de Francis Pouzol, février 1916.

Sang d’encre

Poèmes de guerre ou d’amour, récit de la Sainte-Estelle célébrée au front, pastiches de chroniques judiciaires –quand le condamné à mort pour désertion est un chien, chansons à boire, petites annonces, pièces de théâtre entières, bandes dessinées, séries –Arsène lupin au front-qui ne durent…qu’un épisode… La matière est riche !

Et si l’alcool coule à flot dans ces pages, c’est que la poésie ne suffit pas toujours à noyer le spleen. Et pourtant : pas un numéro ou presque sans évocations poétiques et dessins de ruines béantes, de paysages dévastés ; sans poignantes élégies, sans cauchemardesques rêveries. Pas un numéro où l’on ne se fait un sang d’encre. « Cadabre » (cadavre) », « Trencado abandounado » (tranchée abandonnée), « En ruine », « Vision de deuil », « Paysage d’aurore », « Dans l’orage », « Vision macabre », « Tempête de neige », « Ciel de guerre »… La liste est interminable de ses méditations qui donnent un souffle littéraire particulier à l’Echo, qui n’est pas un journal fondé par des poètes et des défenseurs de la langue pour rien.

La relève

Au front, autour de l’Echo, toute une génération de grands talents éclot. Francis Pouzol, instituteur et « félibre des lézards » frappe notamment les esprits. Mais si la Grande Guerre aura servi de révélateur de la grande vitalité du mouvement félibréen, elle l’aura aussi saigné à blanc : selon Vincent Flauraud[1], 171 personnes rattachées de diverses manières au Félibrige sont mortes pour la France en 14-18. A commencer par Pouzol… qui ne semblait pourtant pas craindre cette hécatombe ; voici ce qu’il écrivait dans « Sèmpre » (Pour Toujours) (N°15, 2e année, 17 avril 1916) :

« S’avèn sachu canta, nòsti cant enchusclaire/ Bresiharan  chanu, emai que fuguen mort;/ E nosto amo, sourtènt dóu cros ounte fau jaire,/ Enaurara li cor!/ Lou Felibre mor pas! Soun cors pòu èstre en terro;/ Soun amo revouluno au pitre di jouvènt/ E se trovo enliassado au mié de sis espèro/ Que soun triounfle vèn!/ Lou Felibre mor pas! Lou Felibre es lou Verbe,/ E lou Verbe lusis sèns jamai s’amoussa;/ Éu pòu penequeja, mai se dreisso, superbe,/ Quouro fau se dreissa! »

 «Si nous avons su chanter, nos chants enivrants/ Résonneront comme un ramage mélodieux après notre mort ;/ Et notre âme, sortant de la tombe où il faut se coucher,/ Elèvera les cœurs ! (…) Un Félibre ne meurt pas !/ Le Félibre est le Verbe,/ Et le Verbe brille sans jamais s’éteindre ;/ Certes, il peut somnoler, mais se lève superbe/ Quand il faut se lever ! ».

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1 - « Mort pèr Franço et perdu pèr Miejour », Constituer des panthéons de félibres morts au champ d’honneur (1916-1935) »,  article paru dans la revue Siècles, Cahiers du centre d’histoire « Espaces et cultures », décembre 2014. Consultable sur revues.org.

-Téléchargez un florilège d'articles de l'Echo et leur traduction réalisée dans le cadre de l'atelier d'initiation à la langue et à la culture provençales du Museon Arlaten animé par Patrice Gauthier.

 

- Retrouvez un article complet ici, dans la Revue des Amis du Vieil Arles.

 

- Feuilletez quelques exemplaires marquants :