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Fanfonne en 1912

"FANFONNE A TOUJOURS FAIT CE QU'ELLE A VOULU"

Chapeau
Robert Faure, témoin privilégié de la vie de la légendaire manadière Fanfonne Guillierme (1895-1989), familier de son Domaine de Praviel, confident, chauffeur occasionnel et depuis 1986 biographe, est un héritier logique du patrimoine mémoriel de la « Grande Dame de Camargue ». Il a déposé d'étonnantes archives photos au Museon Arlaten.
Corps
Fanfonne en 1900, à Paris
Fanfonne en 1900, à Paris. Fonds Robert Faure/Museon Arlaten-musée de Provence
Fanfonne en 1900, à Paris. Fonds Robert Faure/Museon Arlaten-musée de Provence

Cet homme de culture passionné de bouvine est avant tout soucieux de transmission. Et tout en préparant un troisième ouvrage sur Fanfonne Guillierme, il a souhaité mettre en dépôt une partie de sa collection au Museon Arlaten, afin que la "saga Fanfonne" demeure bien vivante dans la mémoire de tous. Le musée a déjà reçu 135 boîtes de photos et plaques de verre.

Comment Fanfonne découvre-t-elle la Camargue ?

Robert Faure : A 6 ans, toujours parisienne, elle venait déjà à Praviel, pour les vacances. Et à 6 ans, elle avait déjà l’autorisation de partir avec le vieux régisseur du Mas, Joseph Jourdan, en char à banc, pour aller voir les courses de taureaux à Lunel ! Fanfonne est donc dès son plus jeune âge une passionnée de course à la cocarde. Sur le trajet, le vieux « Teff » lui raconte les taureaux, les abrivados…C’est comme cela que nait et croit sa Fe di Biòu, sa passion du taureau. Mais attention, elle n’était pas dans le fétichisme : elle était éleveuse et produisait aussi, comme tous les manadiers, des taureaux pour la viande. Du reste, elle rappelait toujours : « je suis arrivée au taureau par le cheval ». Toute jeune, à Paris, elle allait au Cercle hippique du Bois de Boulogne. Arrivée ici, être auprès du taureau, c’était pour elle au départ un moyen de travailler… avec le cheval. Chez les Baroncelli, elle pouvait passer des journées complètes à cheval. Partir des Saintes, aller jusqu’à Mouriès… Quand elle était à cheval, elle en imposait vraiment, avec un vrai impact visuel. Dans les années 70, déjà âgée, on était allés voir trier les taureaux au Mazet du Cailar. Un couple de belges était là, par hasard. Ils m’ont demandé qui était cette personne « là-bas à cheval ». « On dirait une princesse ! ».

Comment est née la légende ?

R.F. : Elle était très aventureuse, elle n’avait peur de rien. Il n’y avait pas non plus de notion d’exploit chez elle, car tout était naturel et spontané. En 1933, il y eut une énorme crue de la Vidourle. L’une des deux arches restantes du Pont d’Ambrussum fut emportée. Aux Hourtès, la femme d’un gardian de la manade Granon s’est retrouvée isolée, encerclée par les eaux. Fanfonne dès qu’elle en fût informée est partie seule à cheval pour aller la ravitailler ; elle a traversé le flot avec son cheval Prince, manquant d’être emportée. Quand elle est arrivée sur place et qu’elle a ouvert la porte, une couleuvre est passée entre ses jambes ! Mais de tout cela, elle ne faisait pas grand cas. Plus jeune encore, à 18-20 ans, elle partait seule à cheval chez les Raynaud. Elle faisait 35 kilomètres, par les drailles, pour aller passer trois jours là-bas, au Sauvage. Elle a été très amie avec le grand-père, Mathieu, celui qui avait une manade avec Baroncelli. Ce grand-père la considérait comme sa fille. Elle partait donc de Praviel toute seule avec une bouteille de Bénédictine, cadeau rituel d’Alice, la mère de Fanfonne, pour ses hôtes… Elle m’a une fois conduit près d’un mur où elle avait dû se réfugier une fois sur ce parcours solitaire pour tenter de se protéger d’un terrible orage dont elle se rappelait encore.

Avec son frère Pierre, en 1902
Avec son frère Pierre, en 1902. Fonds Robert Faure/Museon Arlaten-musée de Provence
Avec son frère Pierre, en 1902. Fonds Robert Faure/Museon Arlaten-musée de Provence
Fanfonne a revêtu l'habit militaire, en 1914.
Fanfonne a revêtu l'habit militaire, en 1914. Fonds Robert Faure/Museon Arlaten-musée de Provence
Fanfonne a revêtu l'habit militaire, en 1914. Fonds Robert Faure/Museon Arlaten-musée de Provence

Il faut encore être reconnue dans le métier !

R.F. : Je vais vous raconter une anecdote. Dans les années 50, Fanfonne et ses gardians, les frères Espelly, transhumaient aux Iscles et retournaient au mas des Bruns. Il y avait eu un hiver terrible. Le canal longeant la draille était gelé. Tout à coup, un veau s’est échappé. Il marchait sur la glace, fuyant vers les roselières. Fanfonne est partie derrière lui sur le canal… mais évidemment le poids n’était pas le même et la glace s’est rompue. Sitôt ressortie de l’eau, glacée jusqu’aux os… elle a repris sa place et a avancé comme si de rien était ! Elle était solide, c’était un roc. Elle a monté jusqu’à 90 ans ! En ferrade, elle n’avait pas peur de tomber les veaux, de les marquer. Jacques disait : « elle faisait exactement comme nous ». En fait elle a prouvé qu’elle était capable de faire comme les hommes, comme les gardians. Elle ne s’en vantait pas, elle était elle-même et cela suffisait à la faire rayonner.

Mais le courage ne suffit pas à s’imposer dans un milieu comme celui des taureaux, surtout quand on est une fille et que l’on arrive des quartiers cossus de la capitale...

R.F. :…et au final c’est elle qui est à l’origine de la reconnaissance du cheval Camargue ! Très tôt elle a été adoptée dans ce milieu d’hommes, avec de grands noms qui la respectaient. Mathieu Raynaud par exemple : un jour, il entendit une remarque désobligeante du type « qu’est-ce que c’est que cette fille qui chevauche pour l’abrivado ! ». Il avait répondu : « Cette fille, c’est la mienne, maintenant tu te tais ! ». Elle a eu aussi la chance d’être amie avec Baroncelli. Il est venu chaque année, de 1907 à 1918, chez les Guillierme, à Praviel, où il laissait sa manade. Le fameux taureau Provence est venu là. Les veaux de Bichette, le premier achat des Guillierme, ont été intégrés à la manade Baroncelli et c’est ainsi qu’en 1918 les Guillierme ont pu participer à l’une de leurs premières courses aux Saintes. A l’époque c’était devant l’église.

Mathieu Raynaud et Baroncelli, au mariage de sa soeur Hortense, en 1912.
Mathieu Raynaud et Baroncelli, au mariage de sa soeur Hortense, en 1912. Fonds Robert Faure/Museon Arlaten-musée de Provence
Mathieu Raynaud et Baroncelli, au mariage de sa soeur Hortense, en 1912. Fonds Robert Faure/Museon Arlaten-musée de Provence

"Ses taureaux, c'était ses enfants"

Quelle a été la trajectoire de la manade Guillierme ?

R. F. : Au départ, la manade faisait des taureaux pour aider Baroncelli, Granon ou Raynaud. Elle menait des abrivados en ouverture pour que les royales de Baroncelli ou Granon puissent se reposer. Puis dans les années 50, Fanfonne a passé la vitesse supérieure et a commencé la sélection pour faire des cocardiers. La renommée est devenue plus forte. Il y a eu séparation en 1956 d’avec les Grand, avec qui elle travaillait au départ. Jacques Espelly, un fin sélectionneur, a pris la suite, avec son frère Armand. C’était d’ailleurs Jacques qui représentait le plus souvent la manade aux réunions de l’association des manadiers. En 1983, pour la finale du trophée des As à Arles, elle était venue récupérer son trophée avec un frère Espelly à chaque bras. Tout le monde pleurait…

Comment décririez-vous la passion de Fanfonne pour sa manade ?

R. F. : Ses taureaux, c’était ses enfants. Elle les admirait. Elle les aimait tous. Mais je ne l’ai vu pleurer qu’une seule fois pour un taureau, pour Segren qui avait tout gagné et qui avait été élu Biòu d’Or en 1983. Cabri, dans les années 50, elle l’avait nourri au biberon : sa mère l’avait abandonné. Puis elle était allée chercher pour lui deux chèvres, pour continuer à l’allaiter. D’où ce nom de Cabri. Il est ensuite devenu Simbèu, utilisé pour guider les autres taureaux. Il était très intelligent. En règle générale, c’étaient les gardians qui choisissaient les noms, elle avait cette délicatesse de laisser à chacun son rôle.

Fanfonne, avec la marquise de Baroncelli
Fanfonne, à gauche, avec la marquise de Baroncelli. Fonds Robert Faure/Museon Arlaten-musée de Provence
Fanfonne, à gauche, avec la marquise de Baroncelli. Fonds Robert Faure/Museon Arlaten-musée de Provence
Dans la cour du mas de Praviel
Fanfonne, adolescente, fait du Théâtre dans son domaine de Praviel. Troisième à droite Nerthe de Baroncelli. Fonds Robert Faure/Museon Arlaten-musée de Provence
Fanfonne, adolescente, fait du Théâtre dans son domaine de Praviel. Troisième à droite Nerthe de Baroncelli. Fonds Robert Faure/Museon Arlaten-musée de Provence

Comment se sont noués les liens avec le Marquis ?

R. F. : Les parents Guillierme et les Baroncelli allaient à la chasse ensemble. Baroncelli faisait déjà de même avec le grand-père Larnac, propriétaire du domaine, grand juriste et grand-père maternel de Fanfonne. D’ailleurs, on le sait peu mais ce dernier a joué involontairement un rôle clé dans l’histoire des gardians. Le grand-père Larnac faisait venir ses vestes noires d’Angleterre et le marquis avait remarqué cette distinction particulière que ce vêtement apportait. Du coup, c’est ce modèle qu’il a utilisé pour instaurer la tenue des gardians, modifié, avec le liseré etc… ! Chaque année, Alice Guillierme invitait les Baroncelli à passer deux mois à Praviel. Elle connaissait les problèmes pécuniers du Marquis, elle aimait beaucoup Mme de Baroncelli et une vraie amitié s’est nouée. Quant à Fanfonne et Nerthe Baroncelli, inséparables, elles étaient nées toutes les deux en octobre 1895. Elles avaient treize jours de différence. On les appelait les « jumelles ».

Les Guillierme ont toujours évolué dans un univers cultivé. Cela a également beaucoup compté dans l’éducation et la vie de Fanfonne.

R. F. : Joseph D’Arbaud venait à Praviel ! Il venait chaque année et laissait chaque fois un objet, histoire d’être bien sûr de revenir. C’était une sorte de rituel. C’est là, à Praviel, qu’il a mis la dernière main à « La bête du Vaccarès ». Les soirées avec Baroncelli, d’Arbaud, les Guillierme c’était quelque chose ! J’ai un peu vécu cela moi aussi, mais bien après. Dans les années 60-70, après le diner, avec les sœurs Gullierme, dans la bibliothèque, des veillées s’organisaient autour d’une infusion de verveine. Fanfonne adorait « Lou Vihaire » de d’Arbaud, me demandait de le réciter. D’Arbaud, du point de vue de la sensibilité, du rendu poétique, c’est exceptionnel. Fanfonne se souvenait de l’avoir écouté religieusement pendant ses jeunes années. Les veillées de Praviel, c’était resté extraordinaire, il y avait une ambiance… Il semblait que l’atmosphère n’avait pas changé depuis les Larnac, on avait l’impression que d’Arbaud et Baroncelli étaient toujours là.

Fanfonne en costume d'Arlésienne
Fanfonne en costume d'Arlésienne. Fonds Robert Faure/Museon Arlaten-musée de Provence
Fanfonne en costume d'Arlésienne. Fonds Robert Faure/Museon Arlaten-musée de Provence

Poèmes, western et traditions

Mais cette imprégnation culturelle allait bien au-delà. Elle était presqu’inscrite dans les gènes familiaux !

R.F. : Nous avons parlé de D’Arbaud mais il y avait tout un environnement culturel. Fanfonne a aussi vu Cocteau à de nombreuses reprises, à Fourques ou chez Maggie Hugo. Cocteau venait passer des mois complets à Fourques. Et puis il y avait la photographie. Jean-Raymond, le neveu de Fanfonne, m’a initié à la photo. Et je n’oublie surtout pas le trésor d’Alice, la mère de Fanfonne, photographe émérite et en avance sur son temps. A l’époque où le marquis était ami avec Joe Hamman, avec Nerthe elles ont participé en 1911-1912 aux premiers westerns camarguais avec la manade Baroncelli. Et en 1933, c’est Fanfonne que l’on voit apporter la corne d’abondance dans le film Mireille. Quand elle parlait, on sentait toute une culture derrière ses propos. A Praviel, pendant les veillées, elle évoquait des souvenirs, elle disait des poèmes. Je me souviens aussi de notre visite au Musée Mistral de Maillane en 1985. Il n’était pas vraiment ouvert mais quand le gardien a vu Fanfonne il nous a laissés entrer en nous disant : « faites comme vous voulez ». Je me souviens de l’émotion de Fanfonne lorsqu’elle s’est assise au bureau de Mistral, qu’elle avait connu.

Parlait-elle provençal ?

R.F. : Elle parlait un peu provençal avec ses amies Maggie Hugo et Nerthe Baroncelli, ou chez la maman de d’Arbaud, la « Felibresso dou couloun », qui exigeait que tout le monde parle provençal. Fanfonne adorait cela même si, bien sûr, spontanément, elle parlait français. Sur le même registre de la culture provençale et de la défense des traditions, dans sa jeunesse, Fanfonne portait souvent le costume d’arlésienne. Ensuite, avec les taureaux, elle était surtout en gardianne. D’ailleurs elle est à l’origine de la jupe gardianne ! Jusqu’alors, les femmes montaient en amazone. Mais Fanfonne a voulu monter à califourchon ! Le fameux chapeau large, lui, est arrivé dans les années 50, sur le conseil des docteurs. Si vous ajoutez sa classe naturelle et sa distinction, vous avez déjà une belle esquisse de l’icône qu’elle est devenue.

Avec Jean Hecht
Avec Jean Hecht. Fonds Robert Faure/Museon Arlaten-musée de Provence
Avec Jean Hecht. Fonds Robert Faure/Museon Arlaten-musée de Provence

-Cette créature un peu magique, ce centaure, intriguait aussi parce qu’elle ne s’était jamais mariée et semblait vouée à son métier et à sa passion.

R.F. : Elle s’est fiancée en 1910, avec Jean Hecht, issu de la Famille du Baron Haussmann. Mais celui-ci a été grièvement blessé et mutilé dès le début de la guerre de 14-18. Il n’a pas voulu devenir une charge pour elle et lui a « rendu sa promesse », selon l’expression consacrée. Sa nièce m’a parlé de leur histoire. J’ai des lettres. C’était une vraie grande histoire d’amour. La mort de Jean, en 1946, l’a bouleversée. Par la suite, elle a eu des prétendants. Des gens ont même acheté des taureaux ou des chevaux pour l’approcher et l’épouser ! Mais ses enfants, ça a été… ses taureaux et ses chevaux. Du reste, je ne sais pas si elle aurait eu cette liberté si elle avait été mariée. Elle disait toujours : « je vais faire ce qui me plait ». Et de fait, elle a toujours fait ce qu’elle a voulu. C’était son destin.

Elle est restée fidèle jusqu’au bout à l’univers culturel et au mode de vie qu’elle a découverts toute jeune.

R. F. : Ce n’est pas pour rien que pour sa Fête annuelle de mars, qui marque le début de la saison, elle réussit chaque année et par son seul nom le tour de force de réunir la Provence et le Languedoc ! Pour terminer, une petite anecdote qui illustre finalement bien cette authenticité au quotidien. Un jour que je la conduisais, elle me demanda l’autorisation de prendre son goûter. Elle sortit de sa poche un quignon de pain qu’elle commença à grignoter. Arrivée à destination, elle sortit de la voiture avec plein de miettes sur la manche. Je le lui fis remarquer. Elle me répondit très tranquillement : « Ils me prendront comme je suis ».

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Fanfonne et les frères Espelly distingués en 1983
Fanfonne et les frères Espelly distingués en 1983 pour la finale du Trophée des As. Fonds Robert Faure/Museon Arlaten-musée de Provence
Fanfonne et les frères Espelly distingués en 1983 pour la finale du Trophée des As. Fonds Robert Faure/Museon Arlaten-musée de Provence