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Raseteurs, à Arles

LA BOUVINE AU DÉBUT DU XXIE SIÈCLE : MAINTENANCES, TRADITIONS, AVENIRS

Chapeau
Vingt ans après l’important travail d’enquête qui donna lieu à l’édition de "L’homme et le taureau", l’association Clair de Terre réactualise, à la demande du Museon Arlaten, les connaissances sur l’univers de la bouvine, autrement dit l'ensemble des activités agricoles, sportives et culturelles en lien avec l'élevage du taureau.
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En 2011, Anaïs Vaillant côtoie les bénévoles et professionnels qui animent le milieu de l’élevage du taureau en Camargue. Du pâturage à l'abattoir en passant par les jeux taurins dans les arènes et les rues des villages, elle suit au plus près les travaux saisonniers de ce qui reste avant tout une activité agricole et économique à part entière, mais qui bénéficie d’une visibilité toute particulière à l’occasion des mises en scènes des traditions qu’elle véhicule.  

Ce travail de terrain permet également d’explorer certaines pratiques et événements régionaux sous un angle culturel et identitaire : la mise en place d'une charte sur le vêtement de gardian, la création d'une AOC "taureau de Camargue" … sont autant de signes d’une identité et d’appartenances culturelles en train de se recomposer, et se donnant à voir sur un mode folklorique.

Pierre Aubanel et sa petite-fille Charlotte à l'arribage, Saint-Gilles, 2012
Pierre Aubanel et sa petite-fille Charlotte à l'arribage, Saint-Gilles, 2012 © Anaïs Vaillant
Pierre Aubanel et sa petite-fille Charlotte à l'arribage, Saint-Gilles, 2012 © Anaïs Vaillant

Travailler « dans » les taureaux

L’enquête s'est attachée en premier lieu à rendre compte de la diversité au sein du « milieu de la bouvine », notamment chez les éleveurs, en mettant en perspective différents modèles de manades (élevages). Les portraits de manadiers offrent une pluralité de situations personnelles et familiales. Que l'on soit héritier d'une lignée de manadiers ou bien fondateur de sa propre manade, que l'on soit du pays ou non, c'est bien la passion du taureau et du pays camarguais qui demeure le fil d'Ariane de tous ces récits de vie. D'une façon générale, le quotidien du métier relève d'un choix de vie « total », celui de vivre de sa passion au rythme des saisons et de travailler en extérieur auprès des chevaux et des taureaux. C'est également un engagement dans une activité collective partagée avec de nombreux passionnés et bénévoles, appelés « amateurs ». Enfin, c'est une vraie proximité avec le taureau qui est transmise dans le travail au quotidien.

Manade Aubanel, Saint-Gilles, 2011
Manade Aubanel, Saint-Gilles, 2011 © Anaïs Vaillant
Manade Aubanel, Saint-Gilles, 2011 © Anaïs Vaillant

De la riche famille de propriétaires jusqu'aux manadiers en fermage, la polyvalence de l'activité est une constante. Une conversion importante est celle de l'accueil du public, pour des groupes touristiques ou des fêtes de particuliers. L'ouverture de la manade aux « spectateurs » n'est pas une chose nouvelle, certains gestes de travail pouvant faire l'objet de rendez-vous amicaux et festifs dans l'année, comme le bistournage[1] par exemple.

Des gestes de travail sont aussi mis en scène pour le public extérieur comme la ferrade (marquage des anoubles[2]). Les activités touristiques se sont particulièrement développées à la fin du XXe siècle, face à une demande touristique croissante et friande d’authenticité, transformant les métiers de manadier et gardian qui deviennent également animateurs, restaurateurs, hôteliers, communicants etc.

Les manifestations de rue ont subi de lourdes transformations au cours du XXe siècle. 

Le cheval Camargue (appellation instituée en 1978) demeure indissociable des taureaux et de la figure du gardian. Beaucoup de témoins ont fait part aux ethnologues de leur relation à la fois affective et « professionnelle » à leur cheval. En effet, il est indispensable pour le travail et incontournable dans les manifestations taurines, spectacles, défilés ou encore les jeux taurins de rue comme les abrivado et les bandido[3]

Ces formes de manifestations de rue ont subi de lourdes transformations au cours du XXe siècle. Marquant initialement l'entrée (« l'arrivée ») et la sortie (« le lâcher ») des taureaux, elles sont désormais réduites à la fonction de spectacle produisant des  taureaux distincts de ceux attendus en course dans les arènes, sur une courte portion de route [4]. L'enquête a révélé que les manifestations de rue tenaient un rôle très important dans la transmission des cultures taurines auprès des populations locales : fêtes votives, abrivado, encierro créent des moments festifs de convivialité communautaire et de contact avec les taureaux dans l'espace public.

Course et transmission des cultures taurines

A l'école des raseteurs à Gimeaux
Gérald Rado expliquant le geste du raset à un élève, Gimeaux, 2013 ©Florie Martel
Gérald Rado expliquant le geste du raset à un élève, Gimeaux, 2013 ©Florie Martel

La course, lieu de convergence de tous les acteurs de la bouvine, des afeciouna, des médias, des associations de maintenance, cristallise les émotions, les conflits, les performances des taureaux comme celles des raseteurs et l'identité des manades. Les enjeux y sont nombreux. La synthèse de tous les entretiens exprime une tendance générale à la définition d'un âge d'or de la course camarguaise dans les années 1980 et à son déclin concomitant à la multiplication des courses et des trophées, à la dispersion des publics, à la « sportisation » et professionnalisation des raseteurs.

La fé di biou (passion des taureaux), posture souvent indicible, parfois quasi-dévotion

L'école de raseteurs de Gimeaux à Arles a été un terrain privilégié pour l'observation de l'émergence de la passion taurine chez les plus jeunes, dès l’âge de 9 ans. Lieu d'apprentissage, d'acquisition de techniques de sauts et de rasets, elle transmet également, au contact des taureaux, la fé di biou (passion des taureaux), posture souvent indicible, parfois quasi-dévotion et réel engagement physique pour les raseteurs. Enfin, l'école se veut également un lieu de transmission culturelle et identitaire où l'on apprend « ce que c'est d'être Camarguais », où l'on pousse « nos jeunes à perpétuer les traditions »

Les récits de vie de raseteurs ou témoignages d’afeciouna ont pu mettre en lumière les relations entre raseteurs, entre les différentes générations, qui oscillent entre concurrence, entraide et conflits. Tous s'accordent à dire que le processus de règlementation et de « sportisation » - coordonné par la Fédération Française de Course Camarguaise - de ce que l'on appelait initialement la « course libre » entraîne des transformations profondes.

La professionnalisation des raseteurs dans les années 1980 participe de ces mutations dans la forme que prend le divertissement, dans l’évaluation du risque et enfin dans l'individualisation de la figure du raseteur. Les relations entre manadiers et raseteurs, les deux extrémités de la course, celui qui sélectionne pour le jeu, fait naître le taureau, et celui qui fait briller l'animal au moment du jeu, semblent être peu nombreuses.

Un des crochets du raseteur Jacky Siméon
Un des crochets du grand raseteur Jacky Siméon © Anaïs Vaillant
Un des crochets du grand raseteur Jacky Siméon © Anaïs Vaillant

Relation au taureau et changement de statut de l'animal

Le célèbre cocardier Vovo, sculpté par Sandor, 1954 (collection Museon Arlaten)
Le célèbre cocardier Vovo, sculpté par Sandor, 1954 (collection Museon Arlaten)
Le célèbre cocardier Vovo, sculpté par Sandor, 1954 (collection Museon Arlaten)

Les manadiers évoquent leurs taureaux, leur favori du moment, comme Ratis chez les Raynaud ou Mithra chez la Vidourlenque. Ces champions de courses réalisent de longues carrières et portent en eux l'identité d'une manade, d'un manadier, voire d'une lignée de manadiers. Au centre de la bouvine, le taureau met aussi en relation les hommes.

Cette mise en relations se lit également dans la « liturgie identitaire des traditions camarguaises », (Marie-France Gueusquin), créée dès les années 1920, dont le taureau est une composante essentielle. Les villages entre Languedoc et Provence ne peuvent encore aujourd'hui organiser de fête votive sans la présence des taureaux. S'il est évident qu'il ne peut y avoir de bouvine sans taureaux Camargue, comme l'écrivait Jean-Noël Pelen dans L'homme et le taureau, il ne pourrait y avoir de taureaux Camargue sans bouvine, sans courses, sans jeux et sans fêtes. Et c'est cette spécificité locale des traditions taurines qui justifie en grande partie les élevages de taureaux Camargue dans le pays.

Tantôt déifié chez les afeciouna lui vouant un culte, lui offrant une tombe, et tantôt objet d'amusement dans les arènes ou les rues des villages

Un événement majeur est toutefois intervenu, changeant par là-même le statut de l'animal : la création de l'Appellation d'Origine Contrôlée du taureau Camargue, en 1996 (devenue ensuite AOP). Valorisée, la viande de taureau apporte aux manades une plus-value économique non négligeable, mais influence également le travail des éleveurs (calendrier, nourriture, abattage). Il faut noter que le cahier des charges de l'AOP exige que le taureau Camargue soit élevé pour la course, maintenant ainsi le sens initial de l'élevage. 

Les quelques contributeurs ethnologues, historiens ou folkloristes, spécialistes du pays d'Arles ou de la tauromachie, s'accordent à dire que le taureau créé par les traditions camarguaises présente un statut pluriel. Tantôt déifié chez les afeciouna lui vouant un culte, lui offrant une tombe, et tantôt objet d'amusement dans les arènes ou les rues des villages ; tantôt « starifié » pour ses exploits de course et sa carrière, matérialisés par l'érection de statues sur les places publiques, tantôt produit de boucherie, de la carcasse « déchet » d'autrefois jusqu'à la viande de qualité aujourd'hui ; et enfin tantôt animal d'élevage et tantôt animal sauvage... le taureau Camargue est tout cela à la fois, et ce statut pluriel, plus complémentaire que paradoxal, crée des passerelles entre l'économique et le symbolique, le quotidien et la fête, la ruralité et l'urbanité, l'agriculture et le spectacle, le jeu et le sport, la communauté et le tourisme, le domestique et le sauvage.

L’abrivado et la bandido désignent la conduite des taureaux sous la surveillance de gardians montés à cheval, avant et après les jeux taurins organisés dans les arènes.

[2] Certaines abrivado se font encore « à l'ancienne » comme celle de Mouriès (13), entre le pré et le village.

[3] Castration des mâles non retenus pour la reproduction.

[4] Jeunes taureaux nés au dernier printemps.

 

L'enquête :

33 entretiens

18 films

Maître d’œuvre : Clair de Terre

Entretiens et analyse : Anaïs Vaillant 

Films : Alexandra Tesorini et Florie Martel