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MEMOIRES DE VIE ET D'ACIER

Chapeau
D’une superficie de près de 13 hectares, les ateliers ferroviaires d’Arles ont rythmé durant 130 ans le quotidien de la ville au gré de l’évolution de leurs techniques, de leurs métiers et de leurs réorganisations successives. Jusqu'à 1800 employés travaillent sur le site qui accueille aujourd'hui, entre autres, la Tour Luma et le Cerco du Museon Arlaten.
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Les ateliers ferroviaires d’Arles : un sujet, plusieurs regards

Au plus fort de leur activité, 1800 employés franchissent quotidiennement sous une sirène retentissante, l’entrée du site, se répartissant ensuite dans les diverses sections suivant leurs fonctions : tourneurs, ajusteurs, électriciens, bobineurs, chaudronniers, forgerons etc.

Plusieurs générations d’Arlésiens s’y étant succédés, à l’aube des années 2000, le Museon Arlaten souhaite interroger l’identité cheminote de la ville et entreprend en 2003, une première approche historique qu’il confie à Maëlle Quéré :  Les ateliers ferroviaires d’Arles 1843 - 1985. Sur les traces d’un passé industriel. En 2006, un travail plus esthétique est commandé aux photographes David Huguenin et François Deladerrière qui immortalisent le site encore en friche et enfin, en 2007 une enquête ethnographique est initiée.  

Ethnologue au Museon Arlaten, Kristel Amellal collecte entre 2007 et 2010 les témoignages puis les archives professionnelles et privées d’une quarantaine de cheminots pour évoquer cette histoire ouvrière et industrielle suivant une grille d’entretien qui tend à représenter l’étendue du sujet.

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Durant trois ans, depuis l’intimité de leur maison, les anciens cheminots ouvrent les « tiroirs de leur mémoire » et livrent avec fierté, engagement et parfois une malice encore bien vive, leurs souvenirs de formation et d’apprentissage, les essais qu’ils passaient pour obtenir leur C.A.P, leurs origines cheminotes pour certains, un père ou un grand-père étant dans la corporation.  

Intarissables, ils le sont encore aujourd’hui sur leur savoir-faire technique et leur métier, l’usage du marteau-pilon qui résonnait jusqu’à Montmajour, la réalisation de bobinages électriques ou bien de bandages de roues dans un temps alloué.

Sur 120 heures d’enregistrements, les anciens cheminots racontent leur vie dans l’atelier et hors de celui-ci, le travail « à côté » parfois puis le rapport qu’ils entretiennent avec leur hiérarchie un peu trop verticale, les anecdotes pour déjouer l’autorité des « cols blancs » et puis les solidarités ouvrières.

Des cagnottes qu’ils constituaient lors des départs en retraite aux déjeuners de Noël au sein des sections avec leur chef d’équipe, sans oublier leurs faits de grève pour lutter contre la fermeture inéluctable des ateliers en 1985, leur valant encore aujourd’hui admiration et reconnaissance de leurs pairs, ce corpus regroupe ainsi tout un aspect de la mémoire professionnelle, sociale et syndicale arlésienne.

L’ethnographie au service d’un sujet d’histoire-mémoire 

La vitrine dédiée aux cheminots des Ateliers d'Arles et à leurs outils d'extrême précision dans l'exposition permanente.
La vitrine dédiée aux cheminots des Ateliers d'Arles et à leurs outils d'extrême précision dans l'exposition permanente. Cd13 - Coll. Museon Arlaten-Musée de Provence© Rémi Benali
La vitrine dédiée aux cheminots des Ateliers d'Arles et à leurs outils d'extrême précision dans l'exposition permanente. Cd13 - Coll. Museon Arlaten-Musée de Provence© Rémi Benali

L’ethnologie observe, recueille et analyse des représentations, des pratiques « en train de se faire » sur un territoire donné, cherchant à déterminer les spécificités et invariants d’un groupe humain.

Cette recherche s’est élaborée à partir des témoignages recueillis plus de vingt ans après l’activité et la fermeture des ateliers, s’inscrivant ainsi dans un temps révolu, un temps mémoriel et non, dans la contemporanéité du sujet, c’est-à-dire à observer des ouvriers cheminots à l’œuvre, à leur établi dans leurs ateliers comme pour un terrain plus classique. 

Progressivement, l’espace de l’entretien est devenu, au gré des diverses sources privées consultées, un terrain à part entière.

Face à une absence d’archives professionnelles, sauvegarder de l’oubli l’histoire et la mémoire d’un lieu industriel à partir des mémoires plurielles, des souvenirs individuels et collectifs des hommes qui y ont travaillé, tel était l’objectif de l’unité Recherche et Muséographie. La mémoire étant suivant Pierre Nora, « la vie, toujours portée par des groupes vivants et à ce titre, elle est en évolution permanente ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie, inconsciente de ses déformations successives (…). »

Une communauté professionnelle double : cheminots et ouvriers à la fois

Un ouvrier des ateliers Arlésiens de la SNCF
Un ouvrier des ateliers Arlésiens de la SNCF. © Coll. Pierre Brocarel/ Museon Arlaten
Un ouvrier des ateliers Arlésiens de la SNCF. © Coll. Pierre Brocarel/ Museon Arlaten

Une double identité professionnelle caractérise cette population qui appartient à la fois à la corporation des cheminots et en même temps au monde des ouvriers industriels.

Travailler pour l’entreprise SNCF, c’est entrer dans la grande famille cheminote, maîtriser ses signes et codes de reconnaissance et devenir « cheminot ».

Autrefois écrit « chemineau », le terme désignait l’ouvrier, le manœuvre travaillant aux terrassements pour la création du chemin de fer. Très souvent associés aux parias du fait de leurs pratiques nomades, les cheminots étaient alors mal perçus par les populations locales. Cependant, la création des compagnies ferroviaires et leur expansion permet de trouver plus durablement du travail et d’accéder à une plus grande sédentarité.

Progressivement, le terme a été repris par les organisations syndicales pour désigner d’abord les constructeurs de voies ferrées, ensuite toute personne travaillant pour l’entreprise SNCF.

Pour les cheminots interviewés, « être cheminot » c’est cultiver des valeurs telles que le sens du service public, la fierté de travailler pour une entreprise nationale, la solidarité mais c’est également entretenir et reproduire des pratiques entre pairs, telles que le tutoiement, l’usage de sobriquets ou bien la pratique d’une hérédité professionnelle.

Malgré la permanence de ces valeurs qui favorisent la cohésion du groupe et de la corporation plus largement, cette identité cheminote demeure plurielle, suivant les conditions réelles de travail et donc le service d’affectation des agents.

Cheminots
Louis Fligeat, ancien gardien et Jean Fassin, ancien électricien. Photo Florie Martel/ Museon Arlaten-musée de Provence
Louis Fligeat, ancien gardien et Jean Fassin, ancien électricien. Photo Florie Martel/ Museon Arlaten-musée de Provence

Les cheminots des ateliers étaient affectés au service Matériel et Traction (MT) qui assurait la gestion des dépôts et ateliers de fabrication et/ou réparation de matériels ferroviaires. Leur travail consistait en la confection de pièces mécaniques, la remise en état de moteurs électriques, de pièces diverses de véhicules ou de machines-outils ; des travaux qui s’inscrivaient dans diverses chaînes opératoires, avec des étapes de travail ordonnées pour le démontage comme pour le remontage, impliquant des interdépendances professionnelles, la réalisation de tâches sédentaires à son établi dans un temps alloué souvent sous le regard méfiant et autoritaire du contremaître ou du chef d’ateliers.

La nature de leur travail dans l’espace clos de l’atelier-usine, le lieu étant surveillé par des gardes, les entrées et sorties des agents organisées au son de la sirène à 07h00, 11h30 puis 13h30 et 17h45, aucun public ne pouvant y entrer, confère à cette population cheminote un caractère ouvrier singulier qu’un système de hiérarchie verticale ne manque pas de renforcer. Répartie en trois collèges, l’exécution, la maîtrise et l’encadrement, la hiérarchie des ateliers SNCF est empreinte d’un vocabulaire que l’on retrouve dans le milieu industriel des usines, les désignations telles que « ouvrier-professionnel », « ouvrier-professionnel qualifié » ou bien contremaître pour les grades supérieurs en sont des illustrations.  

Une restitution d’enquête par le spectacle vivant : « Fragments de vies et d’acier »

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Crédits Photos du carrousel : © Sébastien Normand, Cd13 – Coll. Museon Arlaten – musée de Provence

 

Après de longues séances d’écoute et divers échanges, le Collectif de théâtre arlésien L’isba, sollicite, en compagnie de l’ethnologue, une partie des informateurs de l'enquête, en vue de "matérialiser, par un travail théâtral, un temps fort de la mémoire cheminote d'Arles".

Six cheminots partants pour l’expérience acceptent de jouer leurs propres rôles, ils seront finalement cinq à atteindre la finalité de cette petite aventure humaine et artistique, M. Léonce Lassia s’éteignant au cours du projet.

Assistés des membres du Collectif, les informateurs se réunissent, développent certains aspects de leurs récits, retravaillent leurs témoignages en vue d'une mise en espace de leurs souvenirs.

"Fragments de vies et d'acier" est alors présenté au public en octobre 2011, dans l’enceinte des ateliers SNCF, l’emblématique Chaudronnerie de fer lors d'une "veillée cheminote" plus de 26 ans après la fermeture définitive du site.

Au-delà de la forte charge émotionnelle et symbolique de cette expérience, cette valorisation a soulevé de nombreux questionnements sur la pratique ethnographique dans un musée et les enjeux des restitutions : le rapport que le chercheur- l’ethnologue - entretient avec les sources qu’il a constituées, la question de leur partage ou de leur réutilisation par un tiers avec la crainte de trahir la parole des enquêtés, la question du retour d’enquête aux informateurs et l’idée d’une co-construction du savoir ; des sujets qui ont animé la table ronde que nous avions organisée pour l’occasion et qui trouveront de nouvelles orientations  au cours de nos prochaines enquêtes. 

Ateliers SNCF
L'atelier des forges en 2014. © Thomas Gayrard
L'atelier des forges en 2014. © Thomas Gayrard

L'enquête :

  • Entre 2007 et 2010.
  • 49 personnes rencontrées.
  • 76 entretiens audio menés soit 120 heures d’enregistrement.

Rapports consultables au musée :

  • Rapport Kristel Amellal : « Les ateliers ferroviaires d’Arles : entre passé et présent, une enquête ethnographique en milieu cheminot. » Arles, 2010.
  • Rapport historique Maëlle Quéré : « Les ateliers ferroviaires d’Arles 1843-1985. Sur les traces d’un passé industriel. » Arles, 2003.

Deux spectacles vivants ont été réalisés par le Collectif L’isba à partir de l’enquête :

  • Fragments de vies et d’acier : une veillée cheminote avec une comédienne Catherine Krajewski, un accordéoniste Jean-François Véran et cinq témoins cheminots (deux représentations en octobre 2011 )
  • De bruit et de labeur : une pièce de théâtre, écrite par Guillaume Le Touze à partir du corpus de l’enquête et du travail mené avec les cheminots par le Collectif L’Isba pour la veillée. (Une représentation lors de la nuit des musées en mai 2012)

       Les deux spectacles ont tourné à Avignon (Festival d’Avignon : théâtre de La Rotonde), Miramas et Marseille, accompagnés par le Comité d'Etablissement Cheminots Paca.